Crozon, le 7 août 2025
LES VOIX : Ce que les grands personnages nous apprennent sur la narration collective

Épisode 5/8 de la Mini-Série « De l’art du Récit à l’Art de Gouverner ».
L’été, c’est le moment parfait pour mêler plaisir et réflexion ! Dans cette mini-série de 8 épisodes je marie littérature et gouvernance d’entreprise.
À lire tranquillement, les pieds dans l’eau, un punch à la main.
Objectif : faire pétiller vos idées avant la rentrée !
Nous avons exploré le leadership, le conflit, puis la relation entre vision et décision. Aujourd’hui, je vous propose d’examiner comment la littérature éclaire un aspect souvent négligé de la gouvernance : la multiplicité des voix qui construisent le récit d’une organisation.
« Les organisations sont des espaces de narration collective où chaque voix compte dans l’histoire commune. »
Avec cette phrase, David Boje (*) bouleverse notre façon de penser la vie des organisations. La communication n’est plus une question de messages à délivrer, mais de récits à tresser ensemble. La gouvernance, elle aussi, s’invente au pluriel.
Après le leadership, le conflit, la tension entre vision et décision, il est temps de s’arrêter sur cette force souvent ignorée : la multiplicité des voix. De l’Antiquité à aujourd’hui, la littérature ne cesse de nous le rappeler : les grandes histoires ne sont jamais l’œuvre d’un seul.
Pour le montrer, j’ai rassemblé vingt œuvres où les voix s’entremêlent, se répondent, se contredisent parfois, mais toujours enrichissent le récit :
Voix collectives antiques
- Dans les Tragédies Grecques, Le Chœur est toujours là pour formuler la conscience de la cité ; il commente, questionne, met en perspective
- Dans Jules César, de Shakespeare, Les Plébéiens expriment la voix du peuple, imprévisible et décisive
- Dans L’Odyssée d’Homère, L’Assemblée y délibère, chacun par son intervention pèse sur le destin commun
- Dans les textes de La Bible, les Prophètes sont paroles distinctes mais éclats d’une même lumière
Voix entremêlées
- Dans Les Trois Sœurs de Tchekhov, chaque sœur porte son rêve, sa manière d’habiter le manque, et c’est leur dialogue qui tisse l’espoir et le désespoir.
- Chez Thomas Mann, Les Buddenbrook forment une partition familiale où chaque génération ajoute sa note, modifiant peu à peu la mélodie commune.
- Avec Les Rougon-Macquart de Zola, la fresque sociale s’enrichit de mille destins : chaque personnage porte la voix de sa classe, de sa lutte, de son époque.
- Dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner, la famille Compson se raconte à travers quatre voix discordantes, qui chacune révèle une facette de la même histoire.
Voix narratives
- Dans Les Vagues de Virginia Woolf, ce sont six consciences qui se répondent, se complètent et tissent ensemble la trame du temps.
- Rashōmon, d’Akutagawa, donne à voir une vérité fragmentée : chaque témoin offre sa version, brouillant les certitudes.
- Si par une nuit d’hiver un voyageur, de Calvino, se déploie comme un kaléidoscope de récits, où le roman change de voix à chaque chapitre.
- Les Faux-Monnayeurs de Gide jouent sur les récits enchâssés : chaque point de vue vient déplacer la vérité de l’intrigue.
Voix organisationnelles
- Dans La Vie mode d’emploi de Perec, l’immeuble devient un personnage : ce sont les habitants, avec leurs histoires, qui lui donnent chair.
- Dans Le Procès ou Le Château de Kafka, les employés forment une chorale impersonnelle : la bureaucratie parle ici d’une seule voix, où chacun s’efface dans la masse.
- Avec Les Marchands de Gloire de Pagnol, ce sont les voix politiques qui se croisent et manipulent, bâtissant un récit collectif à leur image.
- Dans Germinal de Zola, la mine n’existe qu’à travers tous ceux qui la peuplent : cris, espoirs, colères y sont entremêlés.
Voix contemporaines
- Les Corrections de Franzen sondent une famille moderne où chaque membre lutte pour faire entendre sa propre vérité.
- Dans Cloud Atlas de Mitchell, six récits se répondent à travers le temps, composant une seule et même tapisserie humaine.
- 2666 de Bolaño propose un roman éclaté : chaque voix s’attache à un angle mort, révélant peu à peu la complexité du réel.
- Underground de Murakami reconstitue un événement à travers la mosaïque des témoignages, chacun essentiel pour retrouver le sens.
Dans ces livres, la force du récit vient de la pluralité. Il n’y a pas de vérité simple : il y a des voix, des regards, des mémoires qui se croisent. Dans La Vie mode d’emploi, ce n’est pas l’architecte qui raconte l’immeuble, mais ceux qui l’habitent. Dans Germinal, la mine n’appartient à personne : elle se raconte à travers tous ceux qui la peuplent.
Au quotidien, je retrouve ce défi au cœur des organisations que j’accompagne. Trop souvent, le dirigeant s’imagine dépositaire de l’histoire à raconter. Il “descend sur le terrain” pour délivrer sa vision, convaincu qu’il suffit de bien dire pour être compris. Mais le sens ne circule que si chacun peut se l’approprier, le transformer, y ajouter sa voix. Une vision, même brillante, ne prend vie que si elle laisse de l’espace autour d’elle : un espace pour les récits du terrain, pour les doutes, les nuances, les contre-chants.
Les Rougon-Macquart rappellent qu’on ne comprend une société qu’en écoutant toutes ses strates. Cloud Atlas montre que chaque perspective éclaire une part du tout. Les Faux-Monnayeurs enseignent qu’il n’y a pas d’histoire unique dès qu’il s’agit d’humain.
Boje avait raison : une organisation, c’est une polyphonie. Mais pour que cette polyphonie donne du sens, il faut trouver un difficile équilibre. Il faut que la vision qui descend coïncide avec les réalités du terrain. Le récit fédérateur doit permette une articulation avec toutes les manières de le conjuguer qu’adopteront chacune des parties de l’entreprise. Il doit inclure tant la voix qui guide que celles qui l’enrichissent.
Et par ailleurs le récit d’une entreprise n’est jamais figé : il dépend aussi des circonstances. Si la vision doit rester pérenne à moyen terme, elle ne peut que s’affiner au fil des mouvements du marché, à chacune des crises que traverse l’entreprise, et même lorsque les attentes clients évoluent. En période de doute ou de turbulence, il faut parfois plus de pédagogie et plus d’écoute que lorsque tout va bien. A l’envi, la voix du dirigeant doit composer selon l’instant : éclairer ou juste évoquer, challenger ou plutôt rassurer, toujours préciser, ne rien masquer, donner du sens, apporter la nuance sans étouffer le message clé.
Les plus grands romans ne sont pas ceux où une voix domine, mais ceux où les perspectives se répondent, s’ajustent, se complètent. C’est là que naît la richesse : dans la capacité à faire dialoguer les différences sans les dissoudre.
Et si la vraie puissance d’une organisation résidait dans sa capacité à accueillir toutes ses voix ?
D’ailleurs, en parlant de dialogue… Savez-vous ce que ces mêmes héros nous apprennent sur l’art de la conversation ? Je vous donne rendez-vous dans le prochain épisode, où nous explorerons comment la littérature éclaire cet autre aspect crucial du leadership.
#Dialoguons #Finistère #Leadership #Gouvernance #Innovation
(*) En 2008, David Boje, professeur de management au Nouveau Mexique, publie « Storytelling in Organizations », un ouvrage qui révolutionne notre compréhension du rôle des récits dans les organisations. Premier à théoriser systématiquement l’importance de la narration collective dans la vie organisationnelle, il y développe notamment les concepts d’ »antenarrative » (histoires émergentes) et de « storytelling organisation » (organisation comme espace narratif).
🔗🤝Je suis Cécile, 𝗮𝗿𝗰𝗵𝗶𝘁𝗲𝗰𝘁𝗲 𝗱𝘂 #𝗱𝗶𝗮𝗹𝗼𝗴𝘂𝗲. Je construis des ponts entre les personnes et les idées pour favoriser l’innovation et le développement de notre territoire.
Je suis facilitatrice et médiatrice, mais aussi enseignante et écrivain public. J’aide les personnes et les entrepreneurs à renforcer leur habilité relationnelle et à gagner en impact.
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