Crozon, le 21 août 2025
L’INTRIGUE : Ce que les grands récits nous apprennent sur la stratégie

Épisode 7/8 de la Mini-Série « De l’art du Récit à l’Art de Gouverner ».
L’été, c’est le moment parfait pour mêler plaisir et réflexion ! Dans cette mini-série de 8 épisodes je marie littérature et gouvernance d’entreprise.
À lire tranquillement, les pieds dans l’eau, un punch à la main.
Objectif : faire pétiller vos idées avant la rentrée !
Après avoir traversé, au fil des semaines, la question du leadership, celle du conflit, la place de la vision et la force des voix multiples, nous abordons aujourd’hui un autre aspect déterminant : la stratégie, ou comment faire tenir ensemble les fils d’un récit collectif face à l’incertitude et au mouvement. Ce septième voyage est une invitation à repenser l’art d’intriguer, d’anticiper, de s’adapter… et de relier.
« L’entreprise doit être comprise comme une narration continue, où chaque décision stratégique est un nouveau chapitre qui doit à la fois surprendre et rester cohérent avec l’ensemble. » Cette réflexion de Peter Drucker (*) me fascine par sa justesse. Elle capture l’essence même du défi stratégique : maintenir un fil narratif cohérent tout en sachant se réinventer.
Pour explorer cette idée de narration stratégique, j’ai identifié vingt romans qui excellent dans l’art de construire et maintenir une intrigue. Chacun éclaire à sa façon une manière de penser la stratégie :
ROMANS À INTRIGUE COMPLEXE
- Le Pendule de Foucault (Umberto Eco) Un roman-puzzle où la quête de sens s’enrichit à chaque rebondissement, montrant que la stratégie tient parfois à la capacité de relier des indices épars pour construire une vision cohérente.
- L’Aveuglement (José Saramago) Par son chaos organisé, Saramago illustre comment une situation apparemment désespérée peut accoucher d’un nouvel ordre : l’art de la transformation née du désordre.
- La Servante Écarlate (Margaret Atwood) Atwood bâtit un récit implacable où chaque détail sert la construction d’un univers totalitaire : une leçon sur la puissance d’une stratégie narrative sans faille.
- L’Insoutenable Légèreté de l’être (Milan Kundera) Kundera multiplie les destins croisés et les jeux de perspective, rappelant que la stratégie s’élabore parfois dans la tension entre le hasard et la nécessité.
ROMANS DE MANIPULATION ET STRATÉGIE
- Le Maître du Haut Château (Philip K. Dick) Une uchronie où chaque personnage tente de survivre dans un monde inversé : la stratégie devient ici une question de manipulation et de choix identitaires.
- La Conjuration des Imbéciles (John Kennedy Toole) Dans ce roman burlesque, l’ordre apparent masque un chaos sous-jacent : la stratégie peut naître de l’imprévu et du désordre.
- Les Particules Élémentaires (Michel Houellebecq) En décomposant la société moderne, Houellebecq met en scène la stratégie individuelle face à la déliquescence des systèmes collectifs.
- Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley) Huxley imagine une société où la stratégie du contrôle total finit par générer ses propres failles : une réflexion sur les limites de la planification absolue.
ROMANS DE CONSTRUCTION D’UNIVERS
- La Horde du Contrevent (Alain Damasio) Un roman d’adaptation continue, où la progression du groupe dépend de sa capacité à faire corps avec les forces adverses : la stratégie vécue comme mouvement permanent.
- Les Chroniques de l’Âge d’Or (Arthur C. Clarke) Clarke déploie une vision entrepreneuriale futuriste, où l’humanité se réinvente sans cesse : la stratégie y est vision, anticipation et capacité de rebond.
- La Maison aux esprits (Isabel Allende) À travers la saga familiale et politique, Allende montre que la construction d’un univers passe par la mémoire et la transmission entre générations : la stratégie comme héritage et transformation.
- Le Maître et Marguerite (Mikhaïl Boulgakov) Entre satire, fantastique et politique, Boulgakov entremêle plusieurs niveaux de réalité, soulignant que toute stratégie doit jongler avec plusieurs dimensions à la fois.
ROMANS DE TRANSFORMATION
- L’Usage du monde (Nicolas Bouvier) Ici, le voyage devient métamorphose : la stratégie consiste à se laisser transformer par l’expérience, à inventer sa route en marchant.
- La Métamorphose (Franz Kafka) Kafka donne à voir la radicalité du changement, la nécessité de s’adapter à un nouvel état du monde, parfois brutalement imposé.
- Dans la dèche à Paris et à Londres (George Orwell) Dans cette chronique sociale, la transformation s’opère au contact du réel : la stratégie naît de l’observation fine des marges et de la capacité à survivre à l’inattendu.
- Inconnu à cette adresse (Kressmann Taylor) En quelques lettres, le roman montre la bascule d’une relation sous l’effet d’un contexte politique : la stratégie s’y révèle par la capacité à détecter les signaux faibles et à réagir vite.
ROMANS DE CONSTRUCTION NARRATIVE INNOVANTE
- La Disparition (Georges Perec) Roman oulipien écrit sans la lettre “e”, il fait de la contrainte le moteur de la créativité : une stratégie fondée sur la force de la contrainte assumée.
- L’amant sans domicile fixe (Carlo Fruttero et Franco Lucentini) L’originalité de ce roman tient à son écriture à quatre mains : comme Boileau-Narcejac, les auteurs allient deux voix pour inventer une narration unique, à l’image d’une stratégie collaborative.
- Le Manuscrit trouvé à Saragosse (Jan Potocki) Chef-d’œuvre d’histoires enchâssées, ce roman labyrinthique explore l’art du récit qui se construit en spirale : la stratégie y progresse par détours, surprises et révélations successives.
- Cent ans de solitude (Gabriel García Márquez) Roman à la fois cyclique et foisonnant, il mêle générations, voix et destins pour montrer que la stratégie peut être une affaire de cycles et de mémoire partagée.
Ces œuvres nous montrent comment tenir un fil narratif sur la durée, comment gérer les rebondissements sans perdre sa cohérence, comment surprendre sans trahir.
Le premier chapitre du Pendule de Foucault d’Eco est à lui seul une leçon de construction narrative. Le héros cherche à accéder à l’ordinateur de son ami décédé. Chaque tentative de mot de passe devient une exploration de la personnalité du disparu, une façon magistrale de poser les enjeux tout en révélant les personnages. Comme une entreprise qui découvrirait sa propre identité en tentant de définir sa stratégie.
L’Aveuglement de Saramago nous montre comment une situation initiale simple – une épidémie de cécité – peut se transformer en une exploration complexe de la société. Comme ces innovations qui, parties d’une idée simple, finissent par redéfinir tout un marché.
Certains romans nous apprennent l’art du temps long. Dans Le Maître et Marguerite, Boulgakov entrelace trois temporalités : le Moscou des années 30, l’histoire de Ponce Pilate, et une dimension fantastique intemporelle. Chaque fil narratif avance à son rythme, mais tous convergent pour créer du sens. J’y vois un écho aux entreprises qui doivent gérer simultanément l’urgence du quotidien, les projets à moyen terme et leur vision long terme.
D’autres nous montrent comment transformer une contrainte en force créative. La Disparition de Perec, écrit sans utiliser la lettre ‘e’, fait de cette contrainte le moteur même de sa créativité. Comme ces entreprises qui, confrontées à des restrictions réglementaires ou technologiques, en font le point de départ de leur innovation.
La manipulation narrative peut aussi être révélatrice. Dans Inconnu à cette adresse, une simple correspondance devient le théâtre d’une transformation glaçante. Vingt-neuf lettres suffisent pour montrer comment un lien peut se déliter, comment une idéologie peut corrompre une amitié. Une leçon sur la façon dont les petits changements, imperceptibles au quotidien, peuvent transformer radicalement une organisation.
L’Insoutenable Légèreté de l’être nous rappelle qu’une grande histoire se construit dans la tension entre hasard et nécessité. Kundera y tisse des destins qui semblent à la fois parfaitement construits et totalement imprévisibles. Comme ces entreprises qui savent maintenir le cap tout en restant ouvertes aux opportunités imprévues.
La Horde du Contrevent pousse cette logique encore plus loin : tout le roman est une adaptation continue au vent, une progression qui ne peut se faire qu’en composant avec les forces en présence. N’est-ce pas là l’essence même de la stratégie ? Non pas imposer sa vision contre vents et marées, mais comprendre les courants pour mieux avancer.
Bon, je vous l’avoue, je n’ai pas systématiquement en tête chacune de ces différentes approches narratives quand j’interviens chez mes clients. Il n’empêche. Trop souvent, la stratégie est pensée comme un plan figé, une suite d’actions à dérouler mécaniquement. Comme si on voulait écrire la fin de l’histoire avant d’en avoir vécu les premiers chapitres.
La puissance d’une stratégie ne tient plus à sa capacité de tout prévoir, mais à sa force d’ouvrir l’avenir, de relier et de donner du sens.
Une stratégie durable est une stratégie adaptable. Le monde est devenu si volatile et incertain que plus personne ne peut prédire un plan stratégique à plus de deux ans. Il faut tout à la fois garder un cap permanent, mais rester réactif pour faire face aux aléas du marché, aux ruptures, aux innovations imprévues. La cohérence, aujourd’hui, se mesure à la capacité d’une organisation à évoluer sans perdre son sens.
La vraie force d’une stratégie ne réside pas dans sa capacité à prédire l’avenir, mais dans son aptitude à créer du sens quoi qu’il arrive. Dans un monde de plus en plus imprévisible, le sens, l’adhésion, la “stickyness” ne viennent plus du plan lui-même, mais de la capacité à donner une direction qui inspire, rassure, et laisse de la place à l’inconnu. La stratégie moderne n’est plus seulement affaire de planification : elle est d’abord une stratégie du sens et de l’adaptation.
Comparer stratégie et littérature a ses limites. Un livre est pensé d’avance : si le lecteur découvre l’histoire, sa stratégie a été finalement pensée à l’avance par l’auteur. On pourrait croire que l’analogie fonctionne : la stratégie est pensée à l’avance par le dirigeant, et le marché ainsi que les équipes la découvrent au fur et à mesure du plan. Mais en fait, non. Il est nécessaire d’annoncer cette stratégie aux équipes, aux actionnaires, parfois même au marché et aux concurrents ; mais surtout, puisque le dirigeant doit adapter sa stratégie aux aléas du marché, en fait c’est comme si, lui aussi, découvrait l’histoire au fur et à mesure où elle se raconte. En entreprise, il n’y a pas de “dieu-auteur” extérieur au récit, qui le conduit d’avance pour les autres : le plan stratégique n’est pas un roman déjà écrit. Cela renforce la nécessité d’une grande adhésion entre tous les niveaux de l’entreprise. Souvent, la nécessité d’adapter le récit – et donc la stratégie – est identifiée par les personnes sur le terrain. Si l’entreprise n’est pas collaborative et réactive, elle risque de se tromper de page.
Temporalité et incertitude Dans la littérature, le temps est écrit d’avance. Dans la stratégie, le temps est ouvert, et la capacité à ajuster le récit en temps réel est une forme de littératie stratégique : savoir lire les signaux faibles, changer de chapitre sans perdre le fil, évoluer sans jamais perdre le cap.
Drucker avait raison : une entreprise est bien une narration continue. Mais ce que ces grands romans nous apprennent, c’est que l’art du récit ne réside pas dans la perfection du plan initial. Il est dans cette capacité à maintenir une cohérence tout en restant à l’écoute des possibles. À faire de chaque contrainte une opportunité créative, comme Perec avec sa Disparition. À transformer chaque imprévu en nouveau chapitre qui enrichit l’histoire, comme Kundera avec ses destins croisés.
D’ailleurs, en parlant d’histoire… Savez-vous ce que ces mêmes récits nous apprennent sur l’art de conclure ? Je vous donne rendez-vous dans le dernier épisode de notre série, où nous explorerons comment la littérature éclaire cet ultime aspect de la gouvernance.
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(*) En 1995, Peter Drucker publie « Managing in a Time of Great Change », ouvrage majeur qui anticipe les transformations profondes du management moderne. Considéré comme le père du management moderne, Drucker y développe une vision particulièrement pertinente de l’entreprise comme entité narrative en constante évolution.
🔗🤝Je suis Cécile, architecte du dialogue. Je construis des ponts entre les personnes et les idées pour favoriser l’innovation et le développement de notre territoire.
Je suis facilitatrice et médiatrice, mais aussi enseignante et écrivain public. J’aide les personnes et les entrepreneurs à renforcer leur habilité relationnelle et à gagner en impact.
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